Entretien avec Alan HERVE
Alan Hervé est professeur en droit public à l’Institut d’études politiques de Rennes et organise les 14 et 15 septembre 2023 un colloque à Sciences Po Rennes sur la thématique du « Green Deal et Marché – Vers une transformation matricielle du droit européen à l’heure du Green Deal ? ».
Analyse recueillie par Coralie Baudelet et Bleuen Ecobichon
Dans quelles mesures le MACF (Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) est-il incompatible avec les accords du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) ?
Il n’y a pas de réponse certaine car cela dépend de l’interprétation faite des accords. Certains éléments indiquent, prima facie, que le MACF est incompatible avec des règles du GATT et de l’OMC.
Le premier élément est que le MACF est un système qui fait payer à l’importateur des droits liés à un certificat d’importation. Formellement, on peut considérer que ce ne sont pas des droits de douane, toutefois, il est possible de les y assimiler. Auquel cas, il s’agira d’une violation de l’article 2 du GATT, portant une liste de concessions. En effet, cela consiste en une remise en cause des engagements douaniers de l’Union européenne.
Le deuxième élément est la violation de la clause de la Nation la plus favorisée car on va appliquer un traitement différencié selon le pays d’importation. Par exemple, si un pays a un marché carbone comparable à celui de l’Union européenne, il n’y aura pas de certificat à payer par l’importateur. Il lui sera donc plus facile d’importer. Le MACF pourrait, en effet, être assimilé à une taxe, sans en être une véritablement, et dès lors, il s’agirait d’une violation de l’article III paragraphe 4 du GATT.
De nombreux éléments viennent donc indiquer qu’il puisse y avoir violation des règles du GATT.
Les exceptions prévues par les accords du GATT et par l’OMC pourraient-elles être applicables au MACF ? Si oui, est-il envisageable qu’elles soient admises en l’espèce ?
Ces violations peuvent être justifiées par des clauses d’exceptions telles que l’article XX du GATT. Concernant la protection de l’environnement, on peut considérer qu’une clause qui s’inscrit dans la lutte contre le réchauffement climatique puisse être justifiée au titre de l’article XX b) ou g). L’article XX b) requiert un test de nécessité. Quant à l’article XX g), il est invocable si la mesure se rapporte à l’objectif de préservation des ressources naturelles épuisables. Ces dispositions permettraient de justifier la violation des accords du GATT et de l’OMC.
Dans sa mise en œuvre, ce test de nécessité ne pose généralement pas de difficultés, contrairement au test du chapeau. Le chapeau de l’article XX stipule, en effet, que les mesures peuvent être prises sous réserve de ne pas constituer une discrimination arbitraire ou une mesure qui apporterait une restriction abusive au commerce international. Or, les juridictions considèrent fréquemment que les mesures sont discriminatoires. Cela pourrait être le cas, en l’espèce, car l’Union européenne envisage, avec le MACF adopté le 21 avril 2023, que certains pays ayant des marchés carbone soient exemptés du système de certificat payable par les importateurs. S’opposeront alors deux convictions : soit il y a discrimination injustifiée, soit il y a discrimination justifiée par des considérations objectives. Il s’agit là des termes du débat.
Y a-t-il déjà eu des exceptions, telles que celles-ci, admises précédemment ?
La majorité des exceptions ont été admises à la suite d’une impulsion de l’Union européenne. C’est notamment le cas de l’affaire « amiante » du début des années 2000, portant sur un décret français interdisant l’importation d’amiante. C’est la première fois qu’un membre est parvenu à justifier une mesure sur le fondement de l’article XX b) en matière de santé publique et des personnes. L’affaire sur les « pneus rechapés » répond également à ce cas de figure. L’Union européenne avait porté plainte contre le Brésil, à la demande de ses exportateurs de pneus usagés. Le Brésil avait défendu sa mesure sur le fondement de l’article XX b). Les juridictions ont conclu que la mesure était bien nécessaire, mais le Brésil a finalement été condamné car il n’appliquait pas sa mesure à l’égard des autres pays du MERCOSUR [Marché commun du Sud], notamment le Paraguay et l’Uruguay, causant un effet de détournement. De plus, au Brésil, certains Etats fédérés n’appliquaient pas la mesure. Cette dernière était donc appliquée de façon discriminatoire.
Il est également intéressant d’évoquer un autre accord pouvant être invoqué, l’accord OTC sur les obstacles techniques au commerce.
Sur le fondement du GATT, il existe une autre exception, celle de la sécurité nationale prévue à l’article XXI. Il s’agit de mesures prises dans le cadre d’une guerre ou de graves tensions internationales. Cette exception est par exemple appliquée aujourd’hui par l’Union européenne et les Etats-Unis à l’encontre de la Russie afin de justifier la non-application des règles du GATT et de l’OMC à l’égard de cette dernière. Cela a donc été utilisé dans des contextes militaires, mais de mon point de vue, la lutte contre le changement climatique peut être rattachée à un contexte de graves tensions internationales. C’est aujourd’hui une question de sécurité internationale que de prendre des mesures qui s’inscrivent dans la lutte contre le réchauffement climatique. Je plaide pour dire que si l’article XX ne passe pas, l’Union européenne pourrait utiliser l’article XXI. Ce serait intéressant car il s’agit d’une disposition pour laquelle les membres bénéficient d’une autonomie de jugement afin de l’utiliser. À partir du moment où un membre déclare qu’il viole les règles pour une question de sécurité internationale, il n’y a pas, jusqu’à maintenant, d’examen par les panels. On peut donc l’assimiler à un acte de gouvernement en droit administratif interne, c’est-à-dire une mesure dont le bénéficiaire est le meilleur « juge » quant à l’opportunité de la prendre. Certains spécialistes considèrent que si cela est admis, on pourra utiliser ces clauses en toutes circonstances, ce qui se défend. Mais aujourd’hui ce serait un signal politique intéressant que pourrait donner l’Union européenne en disant que le climat se rattache à la sécurité.
L’Union européenne a conclu le CETA [accord économique et commercial global] avec le Canada, mais la question de la compatibilité avec le MACF va aussi se poser à son égard. Ces accords de l’Union européenne comportent des systèmes de règlement des différends bilatéraux. Ainsi, la question de la conformité ne se pose plus seulement vis-à-vis des règles de l’OMC, mais aussi vis-à-vis des accords de libre-échange.
Ces accords renvoient cependant leurs clauses d’exception à celles prévues par les règles de l’OMC et du GATT. De ce fait, ils réintègrent le contenu des articles XX et XXI du GATT dans les accords eux-mêmes. Les panels ou les groupes spéciaux bilatéraux compétents appliqueront donc très probablement les règles de l’accord en tenant compte de la jurisprudence OMC indiquée.
Par ailleurs, les articles 9 et 10 de l’accord qui instituent l’OMC permettent aux membres d’adopter des dérogations. Le texte prévoit leur adoption à la majorité des deux-tiers, mais en pratique cela relève du consensus. Un accord consensuel des autres membres serait nécessaire pour autoriser l’Union européenne entre autres, à mettre en place des mécanismes type MACF. Il s’agit d’une possibilité politique mais j’y crois peu car de nombreux pays sont contre le MACF à l’OMC.
Enfin, on peut imaginer d’utiliser l’article 28 du GATT. Si un membre revient sur ses engagements tarifaires, il peut offrir d’autres compensations, c’est-à-dire d’autres diminutions de droits de douanes dans un autre domaine. On pourrait ainsi imaginer une sortie d’un différend par la négociation de concessions tarifaires autres par l’Union européenne. Par exemple, elle pourrait considérer qu’elle applique des tarifs zéro pour les biens environnementaux qui s’inscrivent dans le cadre de stratégies de lutte contre le réchauffement climatique. Certains pays pourraient être intéressés par cela.
Une réforme du GATT et de l’OMC est-elle envisageable pour une meilleure appréhension des enjeux climatiques ?
Fondamentalement, le problème posé est celui de l’adaptation des règles de l’OMC à la question climatique. Les accords de l’OMC datent de 1995 et une référence au développement durable est seulement faite dans le préambule, ce qui n’est pas suffisant. Il faudrait redessiner les règles du commerce international pour tenir compte de la question climatique. Dans un monde idéal, il faudrait y avoir un article qui combine les articles XX et XXI, c’est-à-dire une disposition taillée pour la question climatique.
Les membres de l’OMC ne s’accordent sur rien depuis plusieurs décennies. Dans le contexte de tensions géopolitiques, il est peu probable d’avoir un accord entre l’Union européenne, les Etats-Unis, la Chine et le Japon sur la question. De plus, les pays en développement comme le Brésil ne suivent pas cette idée-là. Aujourd’hui, la seule solution sur cette question est de passer par des mesures unilatérales comme le fait l’Union européenne. D’autant plus que de telles mesures unilatérales ont un effet d’influence sur les autres pays en les incitant à mettre en place un système équivalent à celui de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’essaye de faire le texte du MACF. Si le pays d’export des produits garantit des règles équivalentes au système européen en matière de carbone, il n’y aura pas de droits à payer pour l’importateur. C’est un incitant très fort.
Parallèlement, on assiste à une fragilisation des procédures de règlement des différends à l’OMC. Aujourd’hui, l’organe d’appel ne fonctionne plus très bien et les procédures contentieuses de l’OMC ne sont plus aussi efficaces qu’elles ne l’étaient il y a quelques années. Je ne pense pas que l’Union européenne irait jusqu’à bloquer une procédure en faisant un appel dans le vide, car selon sa position officielle elle soutient les procédures de règlement des différends, mais cela reste possible.
L’Union européenne a déjà résisté par le passé à des rapports et des sanctions américaines, dans les affaires « hormones », « bananes » ou « OGM » par exemple, car elle voulait garder une législation. Elle pourra faire de même pour le MACF, mais ce serait une approche plus dure.
À la suite de l’annonce de la mise en place du MACF, de nombreux États ont partagé leurs inquiétudes quant à sa compatibilité avec les règles de l’OMC. À ce propos, la Russie a communiqué au Comité sur l’accès au marché du Conseil du commerce des marchandises, des incompatibilités pouvant être invoquées devant l’ORD. Pensez-vous qu’un tel contentieux portant sur la compatibilité du MACF aux règles de l’OMC pourrait être soulevé par la Russie devant l’ORD ?
La Russie n’est désormais plus une menace car, par la décision prise par l’Union européenne en mars dernier, elle n’est de fait plus considérée comme un membre de l’OMC par l’Union européenne. Cette dernière estime qu’elle n’a plus à mettre en œuvre le principe de la nation la plus favorisée à l’égard de la Russie. Toutefois, la Chine, les Etats-Unis, le Canada ou le Japon demeurent des pays en capacité d’engager un contentieux contre l’Union européenne. Or, s’ils se liguent contre le MACF, l’UE pourrait être mise dans une position politique délicate.