Entretien avec Aude FARINETTI
Propos recueillis par Marie-Lou BURVINGT et Louise LE GALL
Sécheresse hivernale, puis sécheresse printanière, les épisodes arides se multiplient sur le continent européen en cette première moitié d’année 2023. Les épisodes de sécheresse de l’été dernier ont pu être contenus en raison du niveau élevé des nappes phréatiques. L’été 2023 ne bénéficiera pas des mêmes réserves, et la question de la gestion de la ressource d’eau apparaît aujourd’hui particulièrement urgente. L’eau est une ressource essentielle dans le domaine agricole, énergétique, touristique… La gravité de la situation implique que tous les acteurs compétents, au niveau international, européen ou étatique, assurent une meilleure gestion de la ressource. De nombreuses initiatives ont été adoptées ce premier trimestre 2023 dans cette optique.
Au niveau international, s’est déroulée en mars 2023 la Conférence des Nations Unies sur l’eau, qui a amené à la rédaction d’un plan d’action. La dernière Conférence des Nations Unies à ce sujet remonte à 1977. Néanmoins, les résultats restent limités dans la mesure où ils ne sont pas juridiquement contraignants pour les Etats qui s’engagent uniquement sur la base du volontariat.
Le Pacte vert de l’Union européenne a également pu paraître décevant au regard de la lutte contre la sécheresse qui n’est envisagée qu’indirectement dans d’autres projets. En effet, si ce pacte ne comporte pas de plan dédié à la gestion de l’eau, la sécheresse est par exemple envisagée dans le domaine de l’agriculture. La nouvelle politique européenne agricole commune (PAC) pour 2023-2027 pourrait assurer une meilleure prise en compte de la ressource dans ce domaine.
En France, a été annoncé en mars 2023 le « Plan eau » comme une priorité dans la politique environnementale du gouvernement. Ce plan a pour objectif de prévenir les conséquences de la sécheresse pour l’été 2023 et d’assurer une économie de 10 % de l’eau en France pour 2030.
Enfin, la société civile joue aujourd’hui un rôle majeur dans la question de l’appropriation de l’eau par des acteurs privés. Les manifestations dans les Deux-Sèvres au sujet des méga-bassines démontrent l’intensité du débat dans ce domaine. Les manifestants espèrent trouver le soutien de la Commission européenne pour faire fléchir l’exécutif.
Toutes ces récentes initiatives ne suffisent pas à rassurer certains experts sur la menace de la sécheresse pour l’été 2023.
Madame Aude FARINETTI est enseignante-chercheuse, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Saclay, spécialiste en droit public et plus particulièrement en droit de l’environnement, avec un cœur de recherche situé en droit de l’eau. Participant activement à l’Institut d’étude du droit public de la Faculté Jean Monnet, elle a contribué par son travail à de nombreuses publications dont la dernière en date s’intitule “La nomenclature « eau » : grandeur et décadence d’un outil au service de la protection des milieux aquatiques” publiée dans la Revue juridique de l’environnement 2023/1 (Volume 48). Membre active de l’Observatoire du Green Deal, elle a notamment présidé une table ronde autour des enjeux agricoles et alimentaires du Pacte vert pour l’Europe le 24 mars 2023.
A l’issue de la Conférence des Nations Unies sur l’eau, a été annoncée la volonté de renforcer la place de l’eau en tant que droit humain fondamental. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une avancée juridique ?
Aude Farinetti : Il ne peut y avoir ni vie, ni dignité humaine sans eau. Le croisement de cette problématique environnementale avec celle des droits humains est donc indispensable. Il s’agit alors de droit à l’accès à l’eau, mais aussi de droit à l’assainissement. Tout ce qui œuvre pour le renforcement de droits aussi évidents, aussi principiels, ne peut qu’être considéré comme une avancée juridique. Mais il ne faut pas surestimer l’apport de cette Conférence. Non seulement elle s’inscrit dans la continuité d’un mouvement préexistant. On peut par exemple citer la Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 28 juillet 2010 (64/292) portant sur « Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement ». Mais par ailleurs, elle n’aboutit pas à un instrument juridique contraignant.
Les manifestations dans les Deux-Sèvres ont mis en lumière le débat sur l’appropriation de l’eau par des acteurs privés. Selon vous, l’eau est-elle considérée comme un simple bien marchand ?
Aude Farinetti : Selon le droit français, l’eau est un « patrimoine commun », support de droits humains, mais sans s’y réduire. L’eau est indispensable au vivant dans sa totalité, pas seulement pour les humains donc.
À propos de la qualification en « bien marchand », certains pays voient la marchandisation de l’eau comme une garantie d’utilisation économe. À titre personnel, je considère cette approche comme une faillite morale. Si le marché contrôle l’eau, il obtient alors droit de vie ou de mort. C’est intolérable. La Directive-cadre sur l’eau du 23 octobre 2000 affirme dans son préambule que « L’eau n’est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine ». C’est tout de même accepter le fait que ce soit un « bien marchand »…, même s’il n’est pas comme les autres.
En France, l’eau est pour l’essentiel une « chose commune », ce qui interdit toute appropriation et n’autorise que des usages.
D’ici 2030, il est prévu un déficit mondial en eau douce de 40 %, est-ce que les multiples initiatives juridiques prises dernièrement sont suffisamment poussées pour empêcher une telle prédiction ?
Aude Farinetti : On voit se multiplier, sous l’impulsion des ODD [Objectifs de développement durable] n° 6 des Nations-Unies relatif à l’accès de tous aux services d’alimentation en eau et d’assainissement gérés de façon durable, les initiatives à l’échelle mondiale (le plan d’action 2018-2028, ou la conférence de New-York de mars 2023) et régionale (Règlement (UE) 2020/741 relatif aux exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau) pour adapter nos sociétés aux conséquences des changements climatiques sur l’eau en particulier.
Ces textes ont les forces et faiblesses inhérentes à leur contexte d’adoption, mais affichent tous un niveau d’ambition élevé.
Cela ne signifie pas, hélas, que les objectifs seront atteints (à titre de comparaison, la Directive-cadre sur l’eau était très ambitieuse, mais ses objectifs ne sont toujours pas atteints). Les outils juridiques ne sont pas les plus à blâmer : c’est l’absence de volonté politique d’impulser les changements indispensables qui est en cause.
L’absence de convention mondiale spécifique sur l’eau douce est-elle une lacune ?
Aude Farinetti : N’étant pas spécialiste de droit international, il m’est difficile d’identifier des lacunes en ce domaine. Mais il me semble que les conventions internationales sur la protection des cours d’eau (les conventions de New-York et d’Helsinki, en particulier, puisqu’elles ont toutes deux une vocation universelle) fournissent un cadre permettant de saisir au moins partiellement la problématique des eaux souterraines. Il serait peut-être utile de compléter ces textes par des conventions spécifiques aux eaux souterraines.
Les Etats, les organisations internationales ou régionales, la société civile tentent tous de se saisir de la question de la gestion de l’eau. Juridiquement, quelle échelle vous apparaît la plus appropriée dans cette gestion ?
Aude Farinetti : L’échelle la plus appropriée est celle des bassins versants, c’est-à-dire des territoires hydrologiques. Cela implique de dépasser les territoires administratifs traditionnels, aussi bien les territoires des collectivités locales que ceux des Etats, pour se rapprocher au plus près des territoires hydrographiques.
Selon vous, l’objectif de réutilisation de 10 % des eaux usées d’ici à 2030 prévu par le gouvernement dans son plan eau est-il en conformité avec les objectifs européens ou mondiaux ?
Aude Farinetti : 10 % semble un objectif assez faible. Le règlement européen en la matière (précité) ne fixe pas d’objectif chiffré, mais pose un principe de réutilisation auquel on ne peut déroger que pour une liste de préoccupations limitativement énumérées.
Je ne dispose toutefois pas des compétences techniques en sciences de la nature afin de déterminer si cet objectif permettra réellement d’atteindre d’autres objectifs fixés par les conventions internationales et surtout par la Directive-cadre sur l’eau.
Pensez-vous qu’il y a une certaine déconnexion entre la Politique Agricole Commune et les objectifs environnementaux liés à l’eau ?
Aude Farinetti : La question que vous posez est celle de l’articulation entre la PAC et la Directive-cadre sur l’eau. De ce point de vue, les choses semblent s’améliorer. C’est en tout cas l’ambition affichée par la Commission dans la réponse qu’elle a adressée à la Cour des comptes européenne suite à son rapport « La PAC et l’utilisation durable de l’eau dans l’agriculture : des fonds davantage susceptibles d’encourager à consommer plus qu’à consommer mieux ». Mais le chemin va être long…