Par Roméo Lomazzi, Juriste
Le 2 février 2022, la Commission européenne a présenté sa proposition d’acte délégué[1] relatif à la taxonomie. Il doit compléter le règlement taxonomie 2020/852[2]. Incluant à certaines conditions le gaz dans la taxonomie, cette proposition a suscité de vives réactions.
Qu’est-ce que la taxonomie ?
La Commission européenne a estimé en 2020 à 1000 milliards d’euros sur 10 ans le coût du Green Deal[3]. La taxonomie est l’outil principal de financement de cette ambition. Éminemment complexe et technique, difficile à cerner et parfois caricaturé, il vise à classifier les activités économiques sur la base de critères de durabilité et à attirer les investissements privés nécessaires au financement de la transition énergétique fixée par le Green Deal. L’enjeu, crucial, est autant écologique qu’économique, social et géopolitique.
L’objectif affiché par la Commission européenne est de faire de la taxonomie un des instruments visant à permettre à l’Union européenne de parvenir à une réduction de 55% des émissions de Gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Ce Fit for 55 est l’objectif à moyen terme de l’Union européenne. À long terme, le Green Deal se fixe pour objectif d’atteindre la neutralité climatique[4] à l’horizon 2050.
Deux grands types d’activités ont été identifiées et bénéficieront des financements si elles sont incluses dans la taxonomie : celles à faibles émissions de CO2 et celles dites de transition. Dans sa proposition, la Commission européenne souhaite inclure le gaz dans la deuxième catégorie sur le fondement de l’article 10 paragraphe 2 du règlement 2020/852. Cet article dispose qu’ « une activité économique pour laquelle il n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique est considérée comme apportant une contribution substantielle à l’atténuation du changement climatique lorsqu’elle favorise la transition vers une économie neutre pour le climat compatible avec un profil d’évolution visant à limiter l’augmentation de la température à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels, y compris en supprimant progressivement les émissions de gaz à effet de serre, en particulier les émissions provenant de combustibles fossiles solides. (référence au charbon) »
Comme l’a souligné le journal Le Monde[5], l’inclusion du gaz est soumise à des conditions strictes. Les investissements gaziers pourront ainsi être compatibles avec la taxonomie si les permis de construire des nouvelles centrales à gaz sont délivrés avant 2030 et à condition que celles-ci émettent moins de 270 grammes de CO2 par kilowattheure d’électricité produit et qu’elles fonctionnent avec du gaz renouvelable ou de l’hydrogène en 2035.
L’inclusion du gaz dans la taxonomie est-elle compatible avec la trajectoire fixée par le Green Deal ?
C’est une question particulièrement sensible à laquelle il est difficile de répondre parce qu’une pluralité de données scientifiques doit être prise en compte si l’on souhaite analyser cette question de façon crédible.
Du côté des défenseurs de l’inclusion du gaz dans la taxonomie, deux arguments majeurs sont avancés. Ils sont résumés dans cette déclaration de la Commissaire européenne en charge des Services financiers, de la stabilité financière et de l’Union des marchés de capitaux Mairead McGuiness[6] : « L’objectif est un avenir à faible émission de carbone, alimenté par des énergies renouvelables. Nous n’en avons pas encore la capacité. Mais nous devons agir de toute urgence, avec tous les moyens à notre disposition. »
Le gaz naturel constitue une énergie de transition lorsqu’il permet de sortir de la dépendance au charbon.
« Mais nous devons agir de toute urgence, avec tous les moyens à notre disposition. » Dans cette phrase, la Commissaire semble vouloir dire que le gaz naturel n’est pas nécessairement un facteur d’aggravation du réchauffement climatique lorsqu’il est utilisé, par exemple, en remplacement de centrales à charbon.
Cet argument, dans ce cas précis, peut tout à fait s’entendre. Factuellement, une centrale à gaz émet en effet nettement moins de C02 qu’une centrale à charbon. Le bilan GES de l’ADEME[7], l’Agence de l’Environnement et de la maîtrise de l’énergie, publié en 2020, est édifiant, et permet de prendre la mesure de cet avantage du gaz naturel sur le charbon. Les données contenues dans ce rapport démontrent formellement que la production d’électricité d’une centrale à charbon émet 1052 grammes de CO2 par kilowattheure (KWH) d’électricité produit, contre 443 pour une centrale classique fonctionnant au gaz naturel, et 320 pour une centrale à gaz à cycle combiné, technologie plus moderne et moins polluante.
Toutefois, le seuil d’émission de CO2 d’une centrale à gaz éligible à la taxonomie est 270 grammes de CO2 par KWH d’électricité produit. Cela signifie que la majorité des centrales à gaz actuelles n’est pas compatible avec la proposition de la Commission, et que cela implique que les nouvelles centrales à gaz émettent 15% de CO2 en moins par rapport aux centrales à gaz les plus performantes actuellement en service. De plus, les permis des nouvelles centrales à gaz compatibles devront être délivrés avant 2030, ce qui est un délai relativement court.
Le gaz naturel favorise la sécurité de l’approvisionnement en énergie de l’Union européenne.
« L’objectif est un avenir à faible émission de carbone, alimenté par des énergies renouvelables. Nous n’en avons pas encore la capacité. »
Ici, c’est l’argument juridique de la sécurité de l’approvisionnement en énergie de l’Union européenne qui est soulevé, par l’usage du terme « capacité ». Parce qu’il est techniquement impossible actuellement de garantir la sécurité de l’approvisionnement en énergie avec 100% d’énergies renouvelables, le gaz est nécessaire pour mener à bien la transition énergétique. Il le sera tant que le problème de l’intermittence du solaire et de l’éolien ne sera pas résolu par la capacité à stocker l’électricité produite. Cet argument en faveur du gaz est donc valable en l’état actuel de la technologie.
En ce qui concerne les opposants à l’inclusion du gaz dans la taxonomie, leur position s’appuie sur l’urgence climatique et la dépendance au gaz étranger. De leur point de vue, il est inadmissible d’inclure le gaz dans la taxonomie européenne, même comme énergie de transition. Pour eux, le gaz est à proscrire le plus rapidement possible, et seules les énergies renouvelables sont légitimes à bénéficier de financements et d’investissements.
L’urgence climatique
Le premier argument avancé par les opposants à l’inclusion du gaz est bien entendu celui du réchauffement climatique pour lequel le constat est sans appel. La gravité croissante du réchauffement climatique est incontestable et les rapports successifs du GIEC le démontrent.
Le gaz, bien que ses émissions soient incomparables plus faibles que celles du charbon, demeure une énergie fossile. La moins polluante des énergies fossiles certes, mais une énergie fossile et génératrice de CO2 malgré tout.
Toutefois, cet argument ne semble pas prendre en compte l’impératif de sécurité de l’approvisionnement en énergie de l’Union européenne. Or, il s’agit aussi d’un engagement juridique, comme l’objectif de réduction de 55% les émissions de GES à l’horizon 2030[8]. Les partisans de l’exclusion du gaz de la taxonomie font l’impasse sur la conciliation qui doit s’opérer entre ces deux objectifs a priori contradictoires.
La dépendance au gaz étranger, notamment à l’égard de la Russie
L’autre argument majeur des opposants à l’inclusion du gaz dans la taxonomie est de considérer que refuser de sortir du gaz, c’est empêcher l’Union européenne de devenir indépendante du point de vue de son approvisionnement en énergie, notamment à l’égard du gaz importé de Russie.
Cet argument n’est pas dénué de valeur, loin de là, mais il mérite néanmoins d’être replacé dans un contexte. Certes, le gaz naturel représente aujourd’hui près d’un quart de la consommation finale en énergie de l’UE, 24,7% selon Eurostat[9], l’organisme officiel chargé de l’information statistique à l’échelle européenne. Mais 60% du gaz consommé dans l’UE ne provient pas de la Russie. Le gaz que nous consommons au sein de l’Union européenne provient à 40% de la Russie, à 18% de la Norvège, à 11% de l’Algérie et à 4% du Qatar.
Cependant, le chiffre de 40% cité plus haut cache d’immenses disparités entre les Etats membres. En effet, Slovaquie, Lituanie, Estonie, Finlande, et République Tchèque dépendent à 100% du gaz russe[10], la Pologne à 80%, et l’Autriche à 65%. Ce sont ces États membres de l’Union européenne qui auraient le plus à souffrir d’une coupure totale du gaz russe. Ils devront le cas échéant bénéficier de la solidarité de leurs voisins de l’Ouest. Cela explique probablement la lenteur que met l’UE à prendre une décision sur un arrêt total des importations de gaz russe, tant les risques sont importants pour ces Etats membres et leurs peuples.
La dépendance au gaz russe est une question réelle, et ancienne, qui implique d’être traitée en urgence. L’invasion en ce moment même de l’Ukraine par la Russie le prouve, et les crimes de guerre actuellement sous nos yeux nous éclairent sur le bras de fer que l’Union européenne se doit de mener avec le gouvernement russe. Les 27, et peut-être bientôt plus, doivent impérativement s’affranchir de cette dépendance au gaz russe dont l’ampleur est abyssale.
En conclusion, la taxonomie semble constituer un des outils qui permettra de relever matériellement le défi de la transition énergétique. Il est illusoire de penser que celle-ci pourra se matérialiser sans financements et sans investissements massifs, qu’ils soient publics ou privés au demeurant. A certaines conditions, le gaz aura un rôle important dans la transition énergétique, notamment s’il est utilisé pour éliminer le charbon des mix énergétiques et électriques des Etats membres de l’Union européenne.
A présent, le Parlement européen et le Conseil ont quatre mois à compter de la publication le 2 février de la proposition d’acte délégué pour examiner la proposition de la Commission et éventuellement demander que la période d’examen soit prolongée de deux mois.
Pour s’opposer à l’acte délégué, le Conseil doit procéder à un vote à la majorité qualifiée renforcée (au moins 72 % des États membres, soit au moins 20 États membres, représentant au moins 65 % de la population de l’UE). Le Parlement européen peut quant à lui faire échec à la proposition de la Commission par un vote à la majorité simple, c’est-à-dire réunissant au moins 353 députés en séance plénière. En l’absence d’objection émanant du Parlement ou du Conseil, l’acte délégué entrera en vigueur le 1er janvier 2023.
[1] Proposition d’acte délégué complémentaire relatif aux objectifs climatiques, 2 février 2022.
[2] Règlement UE 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement UE 2019/2088.
[3] Plan d’investissement pour une Europe durable, 14 janvier 2020.
[4] La neutralité climatique (net zéro) ne signifie pas l’absence d’émission de GES mais une neutralité entre les émissions de GES et la capacité à les capturer et les stocker.
[5] Virginie Malingre, Gaz et nucléaire obtiennent le label vert européen, Le Monde, 4 février 2022.
[6] Mairead McGuiness, conférence de presse, 2 février 2022.
[7] Bilan GES de l’ADEME, méthode dite « saisonnalisée par usage », 2020.
[8] Accord entre le Parlement européen et le Conseil, 28 juin 2021.
[9] Les importations européennes d’énergie, Eurostat, 2020.
[10] Rapport d’information du Sénat n°307 de Monsieur Yves Pozzo di Borgo, Union européenne-Russie, quelles relations ?, rédigé au nom de la délégation pour l’Union européenne, 10 mai 2007.