Par Marie Guimezanes, Maîtresse de Conférences, Université de Bretagne Occidentale
Le 17 novembre 2021, la Commission a publié une proposition de règlement relatif aux transferts de déchets (RTD)[1]. Cette proposition s’insère dans le cadre du Pacte Vert pour l’Europe[2] et a pour ambition de réformer une règlementation défaillante à plusieurs égards[3].
Nous nous intéresserons ici uniquement aux transferts de déchets vers les Etats non-membres de l’OCDE, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des pays en développement. L’objectif de la proposition de règlement à cet égard est de « garantir que les déchets exportés depuis l’UE sont gérés de manière écologiquement rationnelle ». L’UE décide ainsi de prendre ses responsabilités face à la production de déchets au sein de ses Etats-membres et de ne plus sous-traiter la gestion de ses déchets à des pays dont les normes pourraient ne pas garantir des niveaux de protection suffisants pour la santé humaine et l’environnement.
Face aux doutes quant à la proportion de déchets européens gérés de manière responsable dans des pays tiers, la Commission propose ainsi de passer d’un système dans lequel les pays de destination choisissaient s’ils acceptaient ou non les déchets, et les contrôles qu’ils prévoyaient d’effectuer à ce sujet[4], à un système centralisé par lequel la Commission établit elle-même une liste des pays autorisés à recevoir des déchets de la part des Etats-membres, sur la base d’une appréciation de leur système de gestion des déchets vis-à-vis des exigences de l’UE. Cela aura pour conséquence directe d’exclure certains pays en développement du commerce de déchets valorisables, du fait de leur incapacité à produire des preuves quant à la gestion écologiquement rationnelle (GER) des déchets sur leur territoire.
Ce tour de vis opéré par la Commission nous parait constituer une piste intéressante pour éviter que les pays en développement ne deviennent la poubelle du Monde. Cependant, la Commission ne va pas au bout de son ambition de permettre à ces pays de gérer les déchets de manière écologiquement responsable[5] puisqu’elle ne prévoit aucune mesure pour les accompagner face aux nouvelles contraintes imposées par la proposition de règlement.
L’exportation de déchets depuis l’UE vers des pays hors OCDE
En 2020, l’UE a exporté légalement 32,7 millions de tonnes de déchets vers des pays non-membres. Cela constitue une hausse de 75% par rapport à 2004[6]. La Turquie, pays membre de l’OCDE, est de loin la première destination de ces déchets. Les pays non-membre de l’OCDE recevant le plus de déchets de la part de l’UE sont l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan et l’Egypte, important chacun plus d’un million de tonnes de déchets en 2020.
Ces exportations, reflétées par les données statistiques officielles, ne concernent que les déchets non dangereux et pouvant être valorisés : fer, acier, papier, carton et plastique principalement. En effet, le règlement RTD de 2006 pose une interdiction d’exportation des déchets destinés à être éliminés vers des pays tiers hors AELE[7], ainsi qu’une interdiction d’exportation des déchets dangereux vers les pays hors OCDE[8].
Il existe pourtant un important commerce illégal de déchets vers des pays en développement. Cela peut concerner l’exportation de déchets dangereux ou non valorisables, ou de déchets valorisables, dont l’exportation est autorisée, mais qui ne respecte pas les procédures énoncées dans le règlement de 2006. Selon la Commission, les transferts illicites pourraient représenter jusqu’à 30 % des transferts de déchets et correspondre à un montant annuel de 9,5 milliards d’euros[9]. Le transfert illégal de déchets a également été lié au financement d’organisations criminelles[10].
La proposition de règlement commentée conserve ces interdictions et, pour en renforcer le respect, facilite les procédures de transfert des déchets au sein de l’UE ou avec les pays de l’OCDE et renforce les contrôles. Ces interdictions sont aisément compréhensibles et participent d’une justice environnementale essentielle : les pays pauvres ne peuvent pas être considérées comme le réceptacle de déchets que les pays riches ne veulent pas gérer parce qu’ils sont trop dangereux ou parce qu’ils n’ont aucune valeur économique.
Il en va autrement des déchets valorisables, qui peuvent constituer un maillon essentiel de la transition vers une économie circulaire. La proposition de règlement insère à ce sujet des dispositions nouvelles, qui soulèvent plusieurs questions.
La création d’une liste des pays non-membres de l’OCDE autorisés à recevoir des déchets non-dangereux valorisables
Les déchets non dangereux et destinés à être valorisés peuvent être exportés vers des pays hors OCDE à deux conditions. En premier lieu, l’Etat de destination doit donner son autorisation : cette condition était déjà présente dans le règlement de 2006. En second lieu, l’Etat de destination doit demander à la Commission son inscription sur une liste d’Etats autorisés à recevoir ces déchets. L’innovation de la proposition de novembre 2021 réside dans l’ajout de cette condition.
Un Etat ne pourra être inclus sur cette liste, et donc recevoir des déchets non-dangereux valorisables, qu’à la condition de démontrer qu’il est en mesure de garantir que les déchets concernés « seront gérés d’une manière écologiquement rationnelle »[11]. L’Etat doit ainsi développer une stratégie de GER au niveau national, prenant en compte la quantité de déchets produite annuellement ainsi que la capacité totale de traitement des déchets, et instaurer un cadre juridique garantissant une gestion des déchets raisonné, par l’édiction d’une législation spécifique et la mise en place de mécanismes de contrôle du respect de celle-ci.
De surcroit, les personnes physiques ou morales souhaitant exporter des déchets hors de l’UE (vers des pays membres de l’OCDE ou non), doivent pouvoir démontrer que les « installations devant recevoir les déchets dans le pays de destination géreront ceux-ci de manière écologiquement rationnelle »[12], au moyen d’un « audit mené par un tiers indépendant accrédité disposant des qualifications requises »[13].
La GER est définie à l’article 56 §2 de la proposition de règlement : « les déchets transférés sont réputés être gérés d’une manière écologiquement rationnelle en ce qui concerne l’opération de valorisation ou d’élimination concernée lorsqu’il peut être démontré que les déchets seront gérés conformément à des exigences en matière de protection de la santé humaine et de l’environnement qui sont, pour l’essentiel, équivalentes à celles qui sont prévues par la législation de l’Union. Lors de l’évaluation de cette équivalence générale, le respect intégral des exigences découlant de la législation de l’Union n’est pas indispensable, mais il convient de démontrer que les exigences appliquées dans le pays de destination garantissent un niveau de protection de la santé humaine et de l’environnement similaire à celui des exigences découlant de la législation de l’Union. ».
C’est donc un niveau de protection élevé qui est exigé de la part des pays hors OCDE, c’est-à-dire, pour la plupart, des pays en développement. Afin de permettre à ces pays de se conformer aux exigences du règlement, la Commission prévoit un délai d’adaptation et ne publiera la première liste de pays autorisés à recevoir des déchets trente mois après l’entrée en vigueur du règlement[14].
La mise en place d’une GER : une démarche couteuse
Sans assistance de la part de l’UE, faire reposer un tel fardeau sur les Etats non-membres de l’OCDE implique de les exclure de la possibilité de recycler de manière responsable les déchets. En effet, les investissements et la technologie nécessaires ne peuvent être financés par les pays en développement seuls. Selon la Banque Mondiale, dans les pays à faible revenus, environ 93% des déchets sont brulés ou jetés dans des décharges sauvages, au bord des routes ou dans les cours d’eau[15]. Les coûts de gestion des déchets représentent déjà une part du budget plus importante pour les collectivités des pays pauvres que pour celles des pays riches[16]. Or, les systèmes se rapprochant de la GER exigée par l’UE conduisent à un coût de gestion de la tonne de déchet entre 50 et 100 dollars la tonne[17].
L’analyse d’impact du règlement est à ce titre assez transparente[18] puisqu’elle indique que les mesures proposées en matière d’exportation des déchets permettront de faire réaliser des économies aux opérateurs de transferts de déchets, aux autorités chargées des procédures d’autorisation et de suivi des transferts et aux entreprises traitant les déchets sur le sol européen. A l’inverse, les exportateurs européens de déchets devront faire face à des dépenses supplémentaires, mais modérées.
Les acteurs du traitement des déchets des pays tiers, qu’ils soient publics ou privés, seraient, eux, perdants à tous les points de vue. Ceux qui gèrent les déchets de manière écologiquement rationnelle devraient subir des coûts modérés, liés à la mise en conformité et aux audits. En revanche, les entreprises ou collectivités qui ne respecteraient pas les critères de gestion écologiquement rationnelle des déchets seraient tout simplement dans l’impossibilité de recevoir des déchets de la part d’opérateurs situés dans l’UE. D’un point de vue social, « les pays tiers pourraient subir des pertes d’emplois dans les secteurs formels ou informels du traitement des déchets »[19].
L’absence d’engagements clairs sur l’accompagnement des Etats de destination
La proposition de règlement de la Commission, alors qu’elle impose des contraintes supplémentaires aux PED par rapport au règlement de 2006, se borne à reprendre les mesures de ce règlement concernant la coopération internationale. Or, ces mesures n’ont pas permis de mettre en œuvre une GER des déchets au sein des pays non-membres de l’OCDE.
Le paragraphe 51 reprend ainsi le paragraphe 36 du règlement de 2006 et souligne qu’il « convient d’encourager l’échange d’informations, le partage des responsabilités et la coopération entre l’Union et ses États membres, d’une part, et les pays tiers, d’autre part, afin de garantir une gestion rationnelle des déchets. » L’article 70 de la proposition reprend l’article 51 du règlement de 2006 : « Les États membres, le cas échéant et si nécessaire en liaison avec la Commission, coopèrent avec les autres parties à la convention de Bâle et les organisations internationales, notamment par l’échange et/ou le partage de renseignements, la promotion de technologies écologiquement rationnelles et la mise au point de codes de bonne pratique appropriés. »
Dans les documents accompagnant la proposition de règlement, si les efforts diplomatiques de l’UE sont amplement développés, au titre de sa « diplomatie du pacte vert »[20], la coopération avec les pays en développement l’est moins, la Commission se référant simplement à l’intégration de cette politique dans les instruments de coopération et notamment « dans les programmes pluriannuels de nombreux pays tiers en 2021-2027 au titre de l’instrument d’aide de préadhésion et de l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale — Europe dans le monde (IVCDCI). »[21]. En effet, la gestion des déchets fait partie de la longue liste de domaines de coopération de l’instrument[22].
Enfin, la Commission européenne n’évoque que très rapidement la question de l’assistance technique et financière dans les plans d’action liés à la problématique de la gestion des déchets, comme le plan d’action pour une économie circulaire publié en 2020[23] ou le plan d’action « Zéro pollution » publié en 2021[24].
L’exclusion des pays en développement de la course à l’économie circulaire
L’absence d’engagement fort en faveur d’un soutien financier et technique permettant aux pays non-membres de l’OCDE de s’engager sur la voie d’une gestion écologiquement raisonnée de leurs déchets nous parait à la fois injuste et inefficace.
D’un point de vue éthique, ce silence dans la proposition de règlement est inéquitable, alors que les pays développés, et notamment les Etats-membres de l’UE, ont envoyé, légalement ou illégalement, leurs déchets vers les pays en développement pendant de nombreuses années. Pour garantir une certaine justice environnementale, les engagements internationaux impliquant des obligations pour les PED dans la protection de l’environnement ou du climat, prévoient ainsi, de plus en plus fréquemment, des mesures de financement permettant aux pays pauvres de s’adapter à ces mesures. On peut par exemple citer la récente résolution de l’ANUE au sujet du traité sur la pollution plastique, qui mentionne à plusieurs reprises la nécessité d’inclure les mécanismes d’assistance technique et financière dans les négociations[25].
D’un point de vue pragmatique, ne pas soutenir les Etats non-membres de l’OCDE est inefficace par rapport à l’objectif que l’UE s’est fixé de protéger l’environnement et la santé humaine. Tout d’abord, cela risque de mettre les pays de l’UE dans une situation délicate, certaines parties prenantes consultées par la Commission ayant émis des doutes sur la capacité des infrastructures existantes à traiter le surplus de déchets induits par l’impossibilité d’exporter les déchets valorisables[26].
De plus, la proposition de règlement a une incidence négative sur les pays hors OCDE à deux points de vue. D’une part, ils ne bénéficieront plus de la possibilité d’exploiter les déchets valorisables de la part de l’UE, ce qui les prive d’une partie des ressources nécessaires à la mise en œuvre d’une GER. D’autre part, ils continueront à traiter, dans des conditions n’offrant pas une protection suffisante pour la santé et l’environnement, leurs propres déchets ainsi que les déchets des pays hors UE.
En obligeant les PED à démontrer l’existence d’une GER des déchets sur leur territoire, sans leur offrir un soutien financier et technique, l’UE se positionne comme un modèle dans la gestion de ses propres déchets mais ne contribue pas à un environnement plus sain pour toutes les parties prenantes, contrairement à son ambition au sein du Pacte Vert. Dans ce cadre, comme dans les différents plans d’action publiés par la Commission ces dernières années, l’ambition de l’UE de jouer un rôle moteur de la transition écologique sur la scène internationale semble se limiter à des efforts diplomatiques, qui sont certes essentiels mais insuffisants. Il est donc crucial d’ajouter des engagements clairs en termes de coopération internationale, à la fois technique et financière, au sein de la version finale du règlement qui sera adoptée par le Parlement et le Conseil.
[1] Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux transferts de déchets et modifiant les règlements (UE) nº 1257/2013 et (UE) 2020/1056, 17 novembre 2021, COM(2021) 709 final.
[2] Commission européenne, « Le pacte vert pour l’Europe », Communication du 11 décembre 2019, COM(2019) 640 final, pp. 9-10.
[3] Voir notamment l’annexe 6 de l’étude d’impact accompagnant la proposition de règlement, consacrée à l’évaluation du règlement : Impact Assessment Accompanying the Proposal for a regulation on shipments of waste, 17 novembre 2021, SWD(2021) 331 final, Partie 2.
[4] Règlement (CE) nº 1013/2006 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2006 concernant les transferts de déchets, JO L 190 du 12.7.2006, Article 14.
[5] Il est intéressant de noter que l’objectif spécifique « Improve waste management in third countries », mentionné dans l’étude d’impact, est absent au sein de la proposition de règlement.
[6] Données Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/-/ddn-20210420-1
[7] Article 34 du Règlement (CE) nº 1013/2006
[8] Article 36 du Règlement (CE) nº 1013/2006
[9] Commission européenne, « Assumer la responsabilité des déchets produits : les transferts de déchets dans une économie propre et plus circulaire », Communication du 17 novembre 2021, COM(2021) 708 final, p. 1.
[10] PNUE, The State of Knowledge of Crimes that have Serious Impacts on the Environment, PNUE, Nairobi, 2018, 89 p., p. 18 s.
[11] Article 39 §3 de la proposition de règlement.
[12] Article 43 §1 de la proposition de règlement.
[13] Article 43 §2 de la proposition de règlement.
[14] Article 38 §3 de la proposition de règlement.
[15] S. Kaza et al., What a Waste 2.0 A Global Snapshot of Solid Waste Management to 2050, Banque Mondiale, Washington, 2018; 295 p., p. 34. Cette proportion n’est que de 2% dans les pays développés.
[16] Ibid, p. 101: “Solid waste management is a large expenditure item for cities and typically comprises nearly 20 percent of municipal budgets in low-income countries, more than 10 percent in middle-income countries, and 4 percent in high-income countries.”
[17] Idem.
[18] Proposition de règlement, Exposé des motifs, p. 16 s.
[19] Ibid., p. 17.
[20] Commission européenne, « Assumer la responsabilité des déchets produits : les transferts de déchets dans une économie propre et plus circulaire », op. cit., p. 8
[21] Ibid., p. 9
[22] Règlement (UE) 2021/947 du Parlement européen et du Conseil du 9 juin 2021 établissant l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale — Europe dans le monde, JO L 209 du 14 juin 2021.
[23] Ce plan se borne à mentionner que la Commission « renforcera le partenariat avec l’Afrique afin de maximiser les avantages de la transition verte et de l’économie circulaire » et « continuera de soutenir l’économie circulaire dans le processus d’adhésion des Balkans occidentaux et dans le contexte de dialogues, forums et accords environnementaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux, ainsi que dans celui de l’aide de préadhésion et des programmes de voisinage, de développement et de coopération internationale » (Commission européenne, « Un nouveau plan d’action pour une économie circulaire. Pour une Europe plus propre et plus compétitive », Communication, 11 mars 2020, COM(2020) 98 final).
[24] Commission européenne, « Cap sur une planète en bonne santé pour tous. Plan d’action de l’UE : “Vers une pollution zéro dans l’air, l’eau et les sols” », Communication, 12 mai 2021, COM(2021) 400 final}
[25] Résolution adoptée par l’Assemblée des Nations Unies pour l’environnement, « Mettre fin à la pollution plastique : vers un instrument international juridiquement contraignant », UNEP/EA.5/Res.14, 2 mars 2022
[26] Proposition de règlement, Exposé des motifs, p. 6.